Culture



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Culture : L’ARTISTE-PEINTRE JUANITA GUCCIONE (1904-1999), AU-DELÀ DU VOYAGE ORIENTALISTE

Une Américaine à Bou-Saâda



Par Barkahoum Ferhati, chercheure au CNRPAH

«Le voyage, c’est cette expérience individuelle qui a permis aux peintres d’établir la vraie rencontre entre leur propre histoire et l’histoire du pays qu’ils visitent.»(1)

L’Algérie était depuis longtemps une destination appréciée des voyageurs, peintres et écrivains. A partir de 1830, elle devint une contribution incontournable à la formation esthétique de tout artiste. Les premiers peintres furent des reporters de guerre, accompagnant les armées tels Horace Vernet, Delacroix ou encore Fromentin. D’autres artistes à la recherche d’exotisme oriental vont suivre cet itinéraire tel Etienne Dinet ou Edouard Vershafelt, qui, subjugués par le pays, y éliront domicile. L’Algérie fit alors l’objet d’une véritable quête initiatique, tout comme avant elle le voyage en Grèce ou le tour de l’Italie.

Les femmes, certes très peu nombreuses, ne furent pas en reste. Même si, au début, le voyage des femmes fut pensé en famille pour accompagner l’époux ou les parents, il devint peu à peu une décision personnelle pratiquée en solitaire. Les premières femmes connues qui firent le voyage en Algérie furent certainement des écrivaines comme Isabelle Eberhadt ou Hubertine Auclert. Les Européennes restent toutefois marginales. Ce sont les Américaines, notamment les artistes-peintres, qui furent les avant-gardes dans ce domaine. Elles furent plus audacieuses à entreprendre le voyage initiatique sans avoir à être chaperonnées par un mâle. C’est ainsi qu’en 1931, Juanita Guccione, jeune peintre américaine, entreprit, comme il se doit, un voyage en Algérie, commençant par Paris, puis l’Italie, puis la Grèce, ensuite l’Egypte pour enfin arriver en Algérie et atterrir à Bou-Saâda. Enchantée par la «cité du bonheur», elle y élit domicile quelque temps. Et comme pour mettre fin à son errance et sceller définitivement son destin à celui de la cité, elle épousa son guide avec lequel elle eut un fils. Mais, en 1935, devant impérativement quitter le pays, elle regagne avec amertume son pays natal, les Etats-Unis. Anita est née en 1904 à Chelsea au Massachussetts, d’une famille d’origine européenne mais de condition modeste. Elle est la cadette de quatre enfants, venant après ses deux sœurs Irène et Dorothy et son frère James. Après la mort du père, Emmanuel Rice, sa mère, Hilda Watermann, s’installe avec ses enfants à New York, à Brooklyn. Anita a alors 12 ans. Après des études secondaires, elle dut, comme sa sœur Irène, travailler pour subvenir aux besoins de la famille aux côtés de leur mère. C’est Dorothy, la plus jeune, qui eut le privilège de s’inscrire en premier au Pratt Institute and Art Students League. Il faut dire que les enfants Rice étaient tous dotés d’une fibre artistique, don cultivé par leur mère et leur grand-mère qui aimaient les arts. Irène et Anita, encouragées par leur sœur benjamine Dorothy, ne tardèrent pas à s’inscrire en cours du soir à l’Art Institute. Mais le cours ne fut qu’un point de départ pour leur formation artistique. Anita envisagea de pousser cette formation en effectuant le voyage à Paris. En effet, pour être reconnus dans le saint des saints de l'art contemporain, les peintres américains devaient effectuer le rite parisien de passage. Ils comprirent très tôt qu’ils n’avaient pas le choix. On rappellera à cet égard que les critiques français réservèrent ricanements et sarcasmes à l’Exposition universelle de New York, organisée en 1867, juste après la guerre de Sécession : «Cette exposition est indigne des fils de Washington. Au milieu de nos vieilles civilisations, les Américains font l'effet d'un géant fourvoyé dans une salle de bal.» Le goût français régnait sur le monde. Les Américains avaient les matières premières : l'espace géographique, les moyens économiques, le dynamisme. Pour le reste, les arts plastiques notamment, ils se rendaient bien compte qu'ils accusaient, face aux Européens, un énorme décalage. C’est dans cet état d’esprit que le projet de voyage d’Anita trouva sa raison d’être. Elle devait le mûrir. En attendant, il lui fallait trouver les moyens de le financer. Pour réaliser son rêve, Anita travailla durement. Le rêve était possible car l’Amérique des années 1920 vivait sa période d’industrialisation florissante. Les migrants affluaient du monde entier pour aider à la construction industrielle du pays. Ce qui permit une certaine ouverture du pays envers les femmes, les Noirs et les étrangers. Paradoxalement, en même temps que se construisait le pays, l’Amérique puritaine, conformiste et conservatrice se durcissait. C’est dans cette ambiance que vécut Anita. Elle travailla comme mannequin, modéliste et copiste dans différentes maisons de haute couture. Lorsque la bourse fut suffisamment remplie, le projet de voyage avait eu le temps de mûrir. Le départ était imminent lorsque l’Amérique s’effondra subitement sous le coup du krach de 1929. Cet effondrement économique entraîna le monde entier dans la déroute. Mais Anita ne renonça point à son projet. Elle embarqua pour la France pendant l’été 1931. Elle arriva dans un Paris, centre du monde de l’art, devenu le point de ralliement de l’art indépendant. Pourtant Anita ne s’arrêta à Paris que le temps de préparer un autre voyage qu’elle n’avait pas prévu initialement. Elle se rendit d’abord à Rome l’incontournable, puis en Grèce où elle allait probablement chercher le passé antique de l’Américaine blanche qu’elle était. Elle rencontra une Grèce bigarrée d’Occident et d’Orient où l’empreinte turque se ressentait encore fortement. Voulant rencontrer le véritable Orient, elle poursuivit son périple. Elle embarqua pour l’Égypte. Le rêve de notre aventurière ne s’arrêtant pas là, elle continua ses pérégrinations vers l’Algérie qu’elle atteignit par le Sud et c’est à Bou-Saâda qu’elle fit escale, qu’elle n’avait pas envisagée car Anita était une femme dynamique, toujours en mouvement. C’était une Américaine de son temps. Mais Bou-Saâda, la paisible, la petite oasis baptisée par les romanciers et les artistes, l’«enchanteresse», vivait au rythme d’un autre temps, celui de la contemplation et du mysticisme ; loin des bruits de la civilisation et des brouhahas de la colonisation qui venait tout juste, en 1930, de fêter en grande pompe le centenaire de sa réussite. Considérée, dès 1845, impropre à la colonisation, Bou-Saâda garda son cachet local que l’on allait mettre à contribution pour le compte d’un tourisme folklorique en plein essor. En effet, dès 1920, le tourisme, nouvelle donnée économique de l’Algérie, inclut Bou- Saâda dans son organisation. La ville et sa région se prêtèrent tout naturellement à cette nouvelle donne. Les artistes y affluèrent justement pour retrouver cette «authenticité rêvée», Etienne Dinet, Flammand ou encore Edouard Vershaffelt s’y fixèrent pour plus longtemps. D’autres voyageurs hommes et femmes, peintres et romanciers, comme Seignemartin, Chasseriau, Gullaumet, Noiré, André Gide, Oscar Wilde, Pierre Loüys ou encore les boursiers de la Villa Abdeltif qui, depuis 1907, devaient impérativement y séjourner, avaient effectué des séjours dans la cité. Ils nous ont laissé de belles œuvres écrites et peinte sur la ville. Parmi les femmes, on peut compter Isabelle Eberhardt qui fit un séjour en 1902, pour rencontrer Lalla Zeineb, de la zaouïa rahmanya à El Hamel, Colette, en 1922, et bien plus tardivement, Simone de Beauvoir qui, à son tour, en 1957, alors que la guerre d’indépendance faisait rage, fit un séjour qu’elle relate dans le Deuxième Sexe. Dans les années 1930, le séjour de Bou-Saâda était devenu un pèlerinage incontournable que tout artiste-peintre se devait d’effectuer, comme celui de Barbizon ou de Pont-Aven. Anita ne pouvait donc échapper à l’envoûtement de la cité. Elle s’en éprit ainsi que de son peuple. Tout naturellement, elle déposa ses bagages pour un temps. Elle élit domicile chez une Anglaise, installée depuis bien longtemps à Bou-Saâda pour soigner ses rhumatismes, laquelle lui offrit le gîte et le couvert. Anita va très vite s’attacher à son jeune et beau guide B., qui maîtrisait parfaitement la langue de Shakespeare et devint non seulement son guide préféré mais aussi son amoureux. Il faut dire que pour se déplacer dans ces contrées et suivre les nomades, une femme même roumia ne pouvait s’aventurer seule. On se souvient des aventures d’Isabelle Eberhardt qui se déguisait en homme pour se mouvoir dans l’univers des hommes. Peut-être, d’ailleurs, le travestissement était-il nécessaire car le costume de l’Européenne n’était pas très pratique en ce temps ? Anita comme Isabelle adopta le pantalon pour pouvoir se mouvoir en toute aise, arpenter le Sahara à dos de cheval et suivre les nomades dans leurs déplacements. Peu à peu son amour pour son guide alla grandissant et, inévitablement, elle tomba enceinte. Cela n’enchanta guère l’administrateur puritain de Bou-Saâda, pas plus que notre beau guide bou-saâdien qui ne parut pas être disposé à accepter cet état de fait. Les ennuis commencèrent alors pour Anita. L’administrateur de Bou-Saâda va l’accuser d’espionnage pour le compte de l’Allemagne, avec laquelle les relations commençaient à se dégrader (étrangement Isabelle Eberhadt fut accusée du même fait). Après deux années de bonheur, elle dut quitter Bou-Saâda pour Alger où elle trouva refuge chez les Sœurs sous la protection du Consul américain, le temps de l’accouchement de son fils, Djelloul fils de B., qui naquit en 1933. La discorde commença à propos de la garde du fils. Ne pouvant avoir une autorisation de sortie pour son fils, elle dut quitter l’Algérie clandestinement pour l’Angleterre, puis rejoindre les Etats-Unis. De retour dans son pays, d’autres ennuis l’attendaient. Comment conserver la garde du petit Français et le naturaliser américain ? Un véritable casse-tête avec les services de l’immigration américaine qui avaient durci les lois sur l’immigration. Grâce à l’appui de sa famille, elle obtint la garde et la naturalisation de son fils. Malgré ces tracas, elle ne revenait pas bredouille : elle ramenait du voyage algérien plus de 200 œuvres, toiles et dessins. En 1935, elle organisa pour la première fois une exposition au Brooklyn Museum sous la signature d’Anita Marbrook. Mais cette exposition fut saluée modestement par les critiques américains. Le New York Times reconnut toutefois en elle l’artiste américaine ayant «su montrer le véritable visage de la colonie française. Sans les faux coloris des orientalistes comme Delacroix ou encore Etienne Dinet», Juanita montrait une image digne des Algériens, surtout des femmes. Sans plus d’échos et quelque peu déçue, elle remballa ses œuvres et ne les montra plus. La page algérienne semblait refermée. Peu à peu, elle perdit espoir de retrouver son beau guide. Pour couper court aux questionnements de son fils à propos de sa famille et de son père algérien, elle lui annonça leur mort dans la famine qui accabla le pays dans les années trente. Anita, devenue Juanita, se consola très vite car l’Amérique était en plein boom économique avec le New Deal, décidé en 1932 par Roosevelt, qui redonna confiance aux Américains. C’était l’époque de l’automobile, de la radio, de la télévision, du cinéma hollywoodien, de l’aviation et des gratte-ciel (Chrysler Building, Empire State Building et Rockfeller Center). L’arrivée massive des artistes fuyant la répression du fascisme et du nazisme va insuffler aux Américains un dynamisme artistique sans précédent. Profitant de cette embellie, Juanita reprend le chemin des études, elle s’inscrit au School of Fine Arts, la prestigieuse institution fondée en 1934 par Hans Hofmann, artiste et mathématicien allemand qui avait fui l’Allemagne nazie. Il était à l’origine du pointillisme, technique dont elle s’imprégna fortement. Elle rejoint ensuite sa sœur Irène, artiste confirmée qui avait fondé le Laboratory School of Design du «Works Progress Administration’s Federal Arts Project»(2). Elle fit des fresques pour le compte des postes américaines. Ce laboratoire fut aussi pour elle l’occasion d’expérimenter des méthodes alliant la physique, la chimie et la peinture. Elle ne manqua pas de fréquenter Amédée Ozenfant, le fondateur du purisme avec Le Corbusier, ou encore Léger et son surréalisme. Fréquentant les salons et les expositions qui abondaient à New York entre la Huitième rue, la Sixième et la Quatrième avenue, elle fit la rencontre du riche industriel Guccione qu’elle épousa en 1943. Ainsi, elle put se consacrer entièrement à son art sans se soucier du lendemain. Imprégnée de cette culture, son œuvre est alors le reflet des courants artistiques en vogue à New York, du réalisme social, du surréalisme, du cubisme, de l’abstrait, du pointillisme, du machinisme, etc. Elle exposa plusieurs fois dans l’année dans les prestigieuses galeries new-yorkaises, au Brooklyn Museum. Elle semble s’éloigner de l’Orient et, comme pour conjurer le sort oriental, elle abandonne sa signature à connotation orientale, Juanita Mabrook, pour l’occidentale Juanita Guccione, une manière pour notre artiste de tourner définitivement la page, d’autant plus que l’espoir de retrouver son beau guide B. s’amenuise. La Grande Guerre est aux portes. L’Amérique décide enfin de créer un front uni avec les Alliés contre l’Axe (Allemagne-Italie-Japon). Paradoxalement, alors l’Europe est à feu et à sang, l’Amérique vit un véritable boom : «Devant Paris éteint, New York devint alors le centre de l’Art.» Il faut attendre bien longtemps pour que Juanita reprenne son sujet oriental. Mais, au fond, l’a-t-elle réellement évacué ? En 1991, sous l’impulsion de son fils Djelloul, alors qu’elle avait 87 ans, elle accepte de dépoussiérer son œuvre algérienne pour l’exposer en Algérie, au Musée des Arts et traditions populaires d’Alger, sous le titre «De New York à La Casbah d’Alger». Plus de 20 toiles et plus de 36 dessins sur Bou-Saâda et Alger reçurent un accueil chaleureux du public algérien. Son fils Djelloul n’a, quant à lui, jamais voulu changer de nom, confiant qu’un jour il percerait le secret de famille car il n’a jamais cru la version de sa mère. Cette exposition lui permit de faire un premier pas pour retrouver sa famille. Malheureusement, les années 1990, «années de sang», ne furent d’aucun repos pour les Algériens. Mais grâce aux recherches effectuées par l’ambassade d’Algérie à Washington et par un heureux hasard, il retrouva enfin les traces de sa famille de Bou- Saâda. Mais en 1999 Juanita Guccione décède à New York. Elle est enterrée dans le fameux cimetière des artistes de Woodstock, la colonie des artistes. En 2001, Djelloul, fils de B. dépositaire de l’œuvre de sa mère Juanita Guccione, propose à l’Algérie un don, par le biais de la vente à un prix symbolique de l’œuvre algérienne (174 toiles et de plus d’une trentaine de dessins) avec la condition que ces œuvres rejoignent les cimaises algériennes et en particulier celles de Bou-Saâda. Une exposition est alors organisée par l’ambassade algérienne à Washington avant l’acheminement des œuvres vers l’Algérie qui eut lieu en 2004. En 2002, l’Algérie, représentée par la ministre de la Culture et de la Communication, Madame Khalida Toumi, alors porte-parole du gouvernement, signe un accord bilatéral sur les échanges culturels avec l’ambassadrice américaine à Alger, Madame Janet Sanderson, par lequel la partie américaine propose la rénovation des œuvres de certains artistes comme Omar Racim, Haminou, Mena et Kechkoul, tandis que la partie algérienne suggère «la création d’un musée d’art contemporain au nom de l’artiste américaine, Juanita Marbroock», comme le conclut le communiqué publié dans le quotidien El Moudjahid du 25 août 2002. Un musée d’art moderne tant attendu en Algérie ! Déjà en 1964, le ministre de l’Education, Ahmed Taleb Al Ibrahimi, en charge de la culture, avait annoncé la création prochaine d’un musée d’art moderne, dans une allocution à la salle Ibn Khaldun, lors de la fameuse exposition intitulée «Art et Révolution» qui regroupait des artistes et non des moindres ayant fait don de leurs œuvres pour soutenir «l’Algérie nouvelle»(3). Un projet qui ne pouvait se réaliser, en ces temps où l’art contemporain était subversif. En 2007, le Musée d’art moderne algérien, le MAMA, voit enfin le jour. Mais les œuvres de Juanita ne couvrent toujours pas ses cimaises ! Ni celles du Musée national de Bou-Saâda non plus ! Et les Algériens attendent patiemment de voir les œuvres de Juanita Guccione comme l’exhorte Djelloul Mabroock fils de Junaita Guccionne !

B. F.

(1) Christine Peltre Du peintre qui voyage au voyageur qui peint ou l’Orient des artistes français, Horizons maghrébins, n°33 /34, 1997, pp. 128-133.

(2) WPA, Works Progress Administration, loi votée par le congrès en 1935, par laquelle l’administration fédérale substitua aux allocations de chômage une politique d’emploi à des travaux publics qui assura pendant huit ans la survie matérielle d’un grand nombre d’artistes américains.

(3) On pouvait compter parmi eux des artistes issus de diverses écoles de l'art contemporain, de l'art vivant, de l'Ecole de Paris, de l'art abstrait, géométrique, lyrique et de l'expressionnisme, comme, Lurçat, Masson, Wifred Lam, Sigismond Kolos-Vary, Pignon, Emilio Vedova, mais aussi Abidine Dino, peintre turc, ami et disciple de Nazim Hikmet, Boris Tassilesky, Cesare Peverelli, Arroyo, Manolo Millarès, Pichette, et d’autres plus jeunes comme Parré Michel, Jean Monory, Jorge Camacho, Asser Nasser (Iran), Cherkaoui (Maroc), etc









Exposition


Sur les traces de Dinet». Le thème de l’exposition picturale, qui s’est déroulée plusieurs jours durant à l’Ecole supérieure des beaux- arts d’Alger, aurait laissé à penser à une pléiade de tableaux dédiés à l’illustre peintre et qui en porteraient la signature. Il n’en est rien. Il s’agit d’une exposition collective de jeunes plasticiens de la ville de Bou Saâda, précisément de la commune des Ouled Sidi Brahim.Riche en couleurs, l’expo est inspirée des travaux laissés par Nasredine Dinet où l’ocre domine comme la configuration du paysage de cette ville attrayante. Comme nous l’a déclaré Larouk Djamel, enseignant à l’Ecole supérieure des beaux-arts et initiateur de cette rencontre à Alger d’une douzaine d’artistes bousaâdi. «A travers cette expo, nous visons à faire connaître le savoir-faire et la maîtrise du pinceau, du crayon et des différentes techniques». Ce sont des jeunes autodidactes pour certains qui ont montré de réelles aptitudes à l’instar de Dahmani Cheikh Khalil, qui n’a pas fait les grandes écoles mais qui s’avère être un artiste talentueux porteur d’ un avenir prometteur. Parmi le groupe, le «vétéran» Lebcir Mohamed Tawfik, est sans doute le plus rompu à l’exercice de l’art plastique. Et pas seulement, puisque Lebcir, la cinquantaine est un ancien élève de l’Ecole de cinéma de Moscou et spécialiste en dessins animés. Il est évident que l’expo a dévoilé des qualités insoupçonnées chez ces jeunes pétris de talent et dont les palettes aux couleurs chaudes inspiraient bien des poètes. Bensalah Ishak, Debabi Abdenour, Turki Mourad, Slimani Saïd, Bensalem Samir, Abdeldjebar Brahim, Abdelmoumen Mahmoudi et tous les autres ont permis de faire connaître Bou Saâda, tout en se frottant aux élèves de l’ESBA d’Alger, avec lesquels une complicité s’est établie. Si nos jeunes peintres revendiquent une meilleure considération de la part des autorités de la ville où ils résident, ils n’hésitent pas aussi à demander une révision de l’accès à l’Ecole supérieure, notamment pour ceux qui ont accompli leurs études au sein des écoles régionales mais qui se trouvent «bloqués» par, disent-ils, une réglementation «bureaucratique». Il est vrai que le talent n’a pas de statut et qu’un artiste ne se décrète pas par un arrêté. Les artistes de Ouled Sidi Brahim, nous ont administré la preuve éclatante que le pays profond recèle aussi des potentialités peu connues...
http://www.elwatan.com/culture/sur-les-traces-de-dinet-a-la-recherche-de-bou-saada-01-03-2011-114021_113.php
PS/ les oeuvres de ces peintres sont exposées un peu plus bas dans ce blog
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Littérature

UNE GESTE EN FRAGMENTS  de YOUSSEF NACIB

Les Banoû Hilâl sont parmi nous
La bédouinité, au sens historique, devrait être perçue comme une grandeur d’âme, une noblesse peu commune même. Le grand historien algérien et l’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations, Ibn Khaldoun a longuement étudié les tribus arabes et mis en valeur leur «bédouinité», essentiellement les Banoû Hilâl et les Banoû Soulaïm, originaires du Nejd. Disons, par raccourci, qu’après d’interminables et turbulentes pérégrinations à travers la Haute Égypte, les Banoû Hilâl - nous apprennent les spécialistes - arrivent en Afrique du Nord au milieu du XIème s. et ont eu maille à partir avec les nomades berbères Zenata qui, eux, réussiront à fonder les dynasties Mérinide et Abdelwadide. On pourrait alors se convaincre que c’est en étudiant dans sa Mouqaddima tout spécialement les Banoû Hilâl, qui constituaient une puissance politique nouvelle et guerrière, qu’Ibn Khaldoun - «le précurseur de la sociologie moderne», selon Abdelaziz Daoulatli - a formulé le principe de la sociologie générale de la civilisation. Aussi, le volumineux travail de Youssef Nacib publié sous le titre Une Geste en fragments est-il intéressant, car il éclaire fondamentalement un aspect important de la légende hilâlienne des Hauts-Plateaux d’Algérie (Ouargla, Biskra, Ouled Soûf, Djelfa et Boussaâda). Et cette légende a longtemps hanté l’esprit des historiens de la colonisation pour dénigrer l’oeuvre de civilisation de l’Islâm par opposition à «une civilisation autonome» berbère, masquant même, en quelque sorte par dépit, la civilisation romaine précédant la civilisation musulmane. La légende du désastre provoqué par les envahisseurs hilâliens en Berbérie s’est alors élaborée de plus belle lorsqu’Ibn Khaldoun n’avait pas hésité à écrire parlant de «ses aïeux venus d’Arabie»: «Tout pays possédé par les Arabes est un pays ruiné». Pourtant, à bien étudier les faits et les conséquences de l’invasion hilâlienne, on pourrait mieux comprendre le naturel de l’évolution géographique, politique, économique et culturelle de la Berbérie tout entière, puisque vers 1053 ont apparu, venant du Sahara, d’autres Berbères nomades, appartenant à la fraction des Çanhâdja. Quoi qu’il en soit, dans ce domaine précis, il est imprudent pour l’historien de former une quelconque conclusion définitive. Au reste, Youssef Nacib se donne un tout autre projet d’étude dans son livre, essayant de fixer les éléments significatifs de l’histoire et légende cristallisant la taghriba des Hilâliens des Hautes Plaines (l’appellation de ce relief serait plus exacte que «Hauts-Plateaux» qui est une appellation classique abandonnée par les géographes modernes). On apprendra que la «mauvaise» réputation de la migration des Banoû Hilâl vers le pays d’«Occident» est historiquement injustifiée. Youcef Nacib, inspiré, à raison, par ses proches recherches et par celles des historiens, des sociologues et des ethnologues de la qualité, par exemple, de M.Kaddache, J. Berque, A. Dhina, F. Braudel, L. Saâda, R. L. Grech, L. Bouzahar ou M.Dahmani, n’hésite pas à écrire: «Les destructions massives imputées aux Hilaliens restent à prouver. [...] L’étude de leurs structures et de leurs codes culturels les réhabilite même de plus en plus aux yeux des chercheurs.» Un peu plus loin, Nacib précise: «Or Ibn Khaldoun [...] a reconnu aux Hilaliens des qualités honorables passées par d’aucuns sous silence. [...] Et ce que ne mentionne surtout pas la chronique coloniale c’est l’attachement profond des descen-dants hilaliens (ex-colonisés) à leur geste. Elle fut même un ressort puissant de la résistance à l’aliénation identitaire sous-tendue par le projet de civilisation des sauvages. Le débat n’est pas encore clos.» Et plus vrai et plus juste encore, les Hilâliens ont bel et bien répandu l’usage de la langue arabe et respecté le mode de vie des Maghrébins de l’époque, car leur cadre d’existence était «si ressemblant à celui de leur berceau civilisationnel du Nejd». De quoi s’agit-il? S’appuyant sur une documentation fortement crédible et attrayante, l’auteur propose: «Nous allons essayer de montrer comment une société donnée, projetée dans le monde moderne et sur la fin du XXe siècle, et transportée à des milliers de kilomètres de son territoire originel, tente désespérément de conserver ses schèmes sociaux et culturels issus eux-mêmes du haut Moyen Âge. Pour une catégorie au moins de ladite société, et pour autant que sa tradition orale tienne la double fonction de miroir et de savoir. Son épopée, dite et redite depuis sa migration vers le soleil couchant, demeure acte de foi en un système existentiel particularisé. Le sentiment de la continuité communautaire s’appuie sur des récits tantôt en vers tantôt en prose que le poète populaire doit déclamer avec ´´une belle voix et une capacité d’assimilation le rendant apte à restituer la tradition orale telle qu’il l’a héritée avec ses idées, sa forme et même sa mélodie et ses rythmes. Cette fidélité historique est confortée par une continuité géographique.» La «geste», célébrant effectivement «les hauts faits de personnages illustres», devient une particularité hilâlienne exceptionnelle si l’on regarde non pas «le passé miséreux et violent», mais ce qui en jaillit de «glorieux et lénifiant». L’auteur consacre plusieurs pages à la notion de «légende» et aux «concepts connexes». Toutefois, il observe: «La tradition orale des Béni Hilal perd régulièrement de son énergie et si le mouvement n’est pas freiné elle s’acheminera vers son extinction...» Il poursuit sa réflexion en exposant «Le milieu naturel: de Charybde en Scylla» et en expliquant «La continuité culturelle». Ensuite, Nacib développe, avec la maîtrise de l’ethnologue averti, des chapitres denses et instructifs: Les Hilaliens des Hauts-Plateaux: Histoire et légende; Le rôle des hilaliens: une controverse inachevée; La religiosité nomade; Le statut féminin dans l’épopée hilalienne; La ruse dans la geste; Le développement d’une rumeur rurale; La geste entre tradition et modernité. Notre attention est alors portée sur un «Corpus de textes» considérable à tout point de vue: la geste hilâlienne y est vivace, complètement en accord avec l’étude précédente qui l’a introduite. La plupart des «fragments» (contes, récits - souvent poétiques - mi-historiques, mi-documentaires, mi-légendes,...) encore dits de cette saga, sont présentés en arabe et traduits en français avec soin pour nous rendre sensibles à la haute valeur culturelle et sociologique des textes et, évidemment, à la force et à la subtilité de «la tradition orale nomade» lorsqu’elle véhicule un message authentiquement humain. Le sens - le bon sens de l’ancêtre - tiré de ces «fragments» proposés par Youssef Nacib est éminemment éducatif dans le fond et pédagogique dans son intention. En somme, Une geste en fragments est une œuvre utile pour que chacun de nous en connaisse et se reconnaisse.
(*) Une geste en fragments de Youssef Nacib, Éditions Alpha, Alger, 2010, 488 pages.
Kaddour M’HAMSADJI   http://www.lexpressiondz.com/article/3/2011-02-09/85933.html


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Les peintres de Bou Saada



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Catherine Rossi


Extrait de "Et la lumière en ces jardins" de Catherine Rossi ; Editions Chèvrefeuille Etoilé ; P. 162 et S.



"Mais ce que je cherchais se trouvait encore ailleurs, bien plus au Sud. Le troisième jardin se cachait quelque part, au creux de « l’oasis du bonheur », là où mon grand-père s’était sans doute arrêté quelque temps, un jour, deux, peut-être plus, avant de disparaître. Au pied du mont Kerdada et au bord de l’oued, se trouvent les tombes de Nasr Eddine Dinet et de Slimane. Et par une matinée radieuse de février, j’arrivai enfin au mausolée, conduite par l’ami de Bordj El-Kiffan.
De la porte en ogive dessinée dans le mur blanc de la kouba, venait une niche lumineuse et dorée sous les rayons du soleil. Fallait-il cette heure et cette saison pour trouver le soleil aussi fort et bas ? Ou bien ce rayonnement d’or au cœur du mausolée venait-il de la terre, de la proximité des sables sous le ciel d’azur immense et de la réverbération solaire ? Un tissu vert, couleur de l’Islam, tombait en drapé sur le marbre blanc des pierres tombales. Le mausolée n’avait rien d’une tombe, gouffre sombre où s’éteint la vie, rien de la noirceur d’une sépulture vouée aux ténèbres et à l’absence creusée par la mort. Avant d’entrer, l’ogive du tableau de Sorolla s’imprima devant mes yeux, superposée, imposée. J’hésitai à franchir le seuil alors que le cheikh gardien du lieu m’y invitait doucement. Franchir le mur blanc et passer l’ogive… Mes pas n’avançaient pas. Le franchissement était tout pour moi sauf anodin. Il demandait une pause, une attente pour faire le vide. Hésitation, mêlée de timidité, semblable à celle de mon grand-père en arrivant autrefois chez le maître ? Lieu sacré pour moi aujourd’hui, l’évocation des tableaux, de la palette acidulée de Dinet, des formes rondes et soulignées qu’il donnait aux sourires, du tracé affirmé des gestes et des expressions, de sa touche vive et acérée comme les flèches du soleil ardent au travers des palmes de l’oasis. Entre contrebas, glissait l’oued tant de fois représenté, là où il allait peindre, là où mon grand-père peut-être…
Mais venait une autre hésitation, dans la perception d’un signe, d’un tracé fatal. Dans le tableau du patio de l’Alcazar qui me revenait brutalement à la mémoire, on ne pouvait franchir l’ogive : baie ouverte, elle n’était pas une porte. Un passage pour le regard, mais physiquement infranchissable. Si bien que le jardin de lumière qu’elle laissait entrevoir et dont elle suggérait si fort l’essence, demeurait inaccessible. Ici, le seuil était à quelques pas de moi, quelques marches que le cheikh m’incitait à franchir en me tendant la main. L’ogive s’ouvrait par une grille verte et ouverte sur la clarté dorée du soleil d’hiver, une alcôve de lumière taillée dans le marbre blanc et non le trou obscur et béant d’un tombeau. Les tombes musulmanes sont très sobres ; blanches, elles se résument en deux pierres oblongues fichées dans le sol aux pieds et à la tête du mort dirigée vers la Mecque. La pierre de marbre au pied de la tombe était ciselée d’un décor en arabesques, de fleurs enlacées, de tiges sinueuses et symétriques, liserons courbes et rameaux souples, où s’épanouissaient fleurs et feuilles mélangées. Des mosaïques bleues, vertes et jaunes encadraient la base.
Ainsi le jardin inaccessible de Sorolla s’ouvrait-il sur le dernier repos d’un peintre, son ultime détachement, là où il s’était retiré du monde pour peindre, puis pour y être enseveli. Jardin de l’ultime retrait au bord de l’oued de Bou Saâda.
En contrebas, l’oued se faisait miroir comme le bassin de l’Alcazar, de la lumière et du ciel d’azur. Léonce aurait pu s’arrêter, peindre, maîtriser peu à peu sous les conseils du peintre les couleurs, le maniement des pinceaux, les touches rapides et fines qui, pour les dernières d’entre elles, donnent toute la lumière à la toile. Celle vue par l’artiste, reflet d’un moment réel ou rêvé. Là, mon grand-père aurait effleuré ce qui le passionnait, lui faisant oublier les horreurs de la guerre et presque Suzanne… Affolé, une fois le pinceau reposé, par l’étendue du travail restant à accomplir, par la discipline stricte, la technique à acquérir pour suivre le chemin que sa passion lui dictait. Là, il aurait sans doute, comme moi, longuement regardé le paysage de l’oasis, les panaches des palmiers vert tendre, l’ocre des roches éboulées du mont Kerdada, qui détourne le cours de l’oued. Son regard se serait perdu vers le Sud, dans la vallée asséchée que l’on devine serpenter au loin entre les montagnes aux reflets d’améthyste sous l’azur immense.
Depuis le travail sur le tableau, il aurait vu en peintre, décodé les couleurs traduites en pigments, bleu de cæruleum mélangé de cobalt en s’élevant dans le ciel, horizon doré, défi d’une ligne orangé clair passant au bleu d’un trait de vert Nil, « aussi mince et imperceptible que le fil qui sépare le jour de la nuit[1] », selon le maître. Déjà, il aurait peint la chaleur des ombres teintées de rouge amarante, opposé à la froideur de celles tachées de bleu outremer mêlé de vert émeraude…
Ici, il aurait commencé à voir autrement, non pas le paysage tel que la réalité le revendique, mais tel que le reflet dans l’eau de l’oued gonflé par les pluies en parvient au peintre. Un tableau, dans sa composition, sa palette, dans son exécution et dans les gestes qu’il suscite naît de ce que le peintre voit dans le miroir de son être et que lui-même ne voit pas. Cela même que Sorolla avait représenté à l’Alcazar de Séville, avec une telle évidence, une telle conviction et un tel savoir : la représentation du jardin tire son essence et sa force de son propre reflet, du bassin au bord duquel le peintre espagnol avait posé son chevalet. Le message était clair, mais il m’était resté obscur jusqu’à ce jour de recueillement à Bou-Saâda.
Au terme de ces voyages, la recherche s’achevait dans la sérénité du matin oasien. Le destin avait peut-être mené mon grand-père au bord de l’oued, si loin des grandes plaines de Champagne et des bois sombres de Villiers, par-delà l’horreur des tranchées, le déluge de fer et de sang pour lui réserver ainsi un bonheur tranquille. L’agitation du monde, la frénésie des hommes, leurs rages et leurs colères se fondaient dans le miracle du ciel saharien. Je l’imagine stupéfait de sa découverte, autant qu’empressé de satisfaire à la nécessité de peindre et d’apprendre encore. Ce qu’il avait vu en peignant n’était pas représenté sur la toile ; il restait tant d’imperfections, tant de techniques à acquérir ! Il lui manquait aussi un recul, un retrait sincère de lui-même pour atteindre quelque chose de plus profond, de plus essentiel, présent au cœur du paysage, diffus dans le ciel, lumineux à l’horizon mais qui demeurait insaisissable. Quelque chose qu’il ne savait nommer, qu’il essaierait encore de peindre… Mais au bord d’un autre oued, à l’entrée de Khenchela, son chemin s’est arrêté. Et il repose quelque part dans un dernier jardin, celui du cimetière d’Annaba, de Bône, « si beau, qu’il donne envie de mourir ».
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[1] Citation du Coran.